Progression de l’espérance de vie: un champ encore grand ouvert mais non sans limite
Si Jeanne Calment a vécu un peu plus de 122 ans et que rien n’indique clairement que ce record mondial soit une limite infranchissable, il est fort probable qu’une telle longévité ne puisse jamais être atteinte que par une infime fraction de l’humanité, tant la variabilité individuelle du potentiel vital est grande. On pourra peut-être bientôt parvenir à une éradication quasi-totale de la mortalité aux jeunes âges, on ne pourra sans doute jamais empêcher complètement que le processus du vieillissement biologique varie d’un individu à l’autre et conduise à une durée de vie moyenne sensiblement inférieure à la vie maximum. Peut-on mesurer ce que pourrait être, dans le meilleur des cas, l’espérance de vie maximum ? Ou, pour poser la question dans des termes plus habituels : jusqu’où l’espérance de vie peut-elle encore progresser ? Certainement quelque part entre les 86 ans dont jouissent déjà depuis quelques années les Japonaises et les 122 ans de Jeanne Calment. Plus loin est beaucoup moins sûr.
Des limites annoncées régulièrement outrepassées
Nombre d’auteurs ont tenté de prévoir le niveau au-delà duquel l’espérance de vie, butant sur les limites de la biologie humaine, ne pourra plus augmenter. Le plus souvent, cependant, les limites annoncées ont été rapidement dépassées. À la fin des années 1920, Louis Dublin (1928), s’appuyant sur l’évolution des tables de mortalité américaines, avait calculé que l’espérance de vie des femmes ne pourrait jamais dépasser 64,7 ans, seuil que l’Australie avait en fait déjà franchi dès 1925. Un quart de siècle plus tard, Jean-Bourgeois-Pichat (1952), se basant sur les causes de décès observées en Norvège pour éliminer ce qu’il appelait la « mortalité endogène », difficilement réductible, situait cette limite à 78,2 ans, niveau que l’Islande a atteint en 1975 sans pour autant cesser de progresser. Il est vrai que Bernard Benjamin (1982), reprenant l’idée de Jean Bourgeois-Pichat, mais travaillant sur une liste de causes endogènes plus adéquate, concluait à une limite sensiblement plus élevée : 81,3 ans pour les hommes et 87,1 pour les femmes. À la fin des années 1980, Jay Olshansky et al. (1990), s’appuyant sur le concept de mortalité prématurée, la fixaient pour leur part à 85 ans, niveau atteint par les Japonaises dès 2002 et également dépassé aujourd’hui par les Françaises et les Espagnoles. Enfin, tout porte à croire que même l’espérance de vie « hypothétique limite » de 91,4 ans calculée par Josianne Duchène et Guillaume Wunsch (1990), supposant qu’une mortalité uniquement due à la sénescence produirait une concentration des âges au décès entre 85 et 95 ans, subira le même sort à plus ou moins longue échéance. Faut-il donc admettre qu’il est impossible de fixer une limite au progrès de l’espérance de vie et conclure que ces derniers continueront à nous étonner encore longtemps, voire à se perpétuer indéfiniment ?
Des rythmes de croissance marqués par les étapes du progrès sanitaire
Pour en juger, Jim Oeppen et James Vaupel (2002) ont eu l’idée de scruter l’évolution séculaire de l’espérance de vie la plus élevée atteinte chaque année par le pays le plus avancé. En mettant bout à bout ces records observés au fil des ans, ils obtenaient une série de points se situant presque parfaitement sur une droite indiquant que l’espérance de vie maximum observée avait imperturbablement augmenté de trois mois par an depuis 1841 (année de départ de leur base de données).
Si l’on avait été proche d’atteindre une limite, écrivaient-ils, on aurait dû voir ce rythme fléchir depuis quelques décennies. Puisqu’il n’en est rien, il n’y a aucune raison de penser que la progression de l’espérance de vie puisse s’arrêter avant longtemps.
C’était conclure un peu vite. Récemment reprise en l’ouvrant à un champ historique plus large (partant de 1750 et non de 1841) mais aussi et surtout en éliminant plus sévèrement les données douteuses, cette même approche a révélé que la droite d’Oeppen-Vaupel se brisait en plusieurs segments de pentes différentes correspondant chacune à une grande étape de la transition sanitaire.
Les premiers succès remportés sur la faim et les grandes épidémies entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1880 se sont traduits par une progression d’un peu plus d’un mois par an. Le coup d’accélérateur donné par la révolution pasteurienne a porté ce rythme à 4 mois par an de 1885 à 1960. Depuis, au contraire, si la progression de l’espérance de vie a pu se poursuivre, grâce à la révolution cardiovasculaire, le rythme en a été plus modeste, de l’ordre de deux mois et demi par an (Vallin et Meslé, 2009).
Ce ralentissement tient évidemment au fait que plus l’espérance de vie augmente, plus sa progression repose sur la baisse de la mortalité aux grands âges, dont le poids dans l’évolution de l’espérance de vie est beaucoup plus modeste que ne l’était jadis celui de la mortalité infantile. Les bénéfices de la révolution cardiovasculaire arrivant bientôt à leur terme, c’est sur le progrès de l’espérance de vie à 80 ou 90 ans qu’il faudra bientôt compter pour maintenir le rythme. De fait, la baisse de la mortalité à plus de 80 ans s’est vivement accélérée à la fin des années 1990, signe, peut-être, d’une nouvelle étape du progrès sanitaire relevant d’une nouvelle approche de la lutte contre le vieillissement.
L’espérance de vie peut encore se rapprocher de la durée de vie maximum mais elle ne l’atteindra sans doute jamais
Finalement, pour répondre à la question initiale, il faudrait en savoir plus sur la réalité et l’avenir de cette nouvelle phase de la transition sanitaire et de celles qui pourraient suivre. Il faudrait imaginer toutes les innovations médicales, sociales, politiques, culturelles susceptibles d’allonger la vie. Sur le plan technologique, nul doute que la chirurgie réparatrice, les cellules souches et les thérapies géniques sont porteuses d’innovations futures. Mais les changements politiques, économiques et sociaux qui permettraient d’en diffuser les bénéfices à tous seront-ils au rendez-vous ? Toujours est-il que si la progression de l’espérance de vie a encore de beaux jours devant elle, même dans les pays les plus favorisés, rien ne permet d’affirmer qu’elle pourra se poursuivre longtemps à son rythme actuel. Il est très probable que, tôt ou tard, l’espérance de vie dépasse 100 ans et que Jeanne Calment ne reste pas un cas isolé. Mais pour aller plus loin il faudrait que la durée maximum de la vie humaine soit elle-même repoussée au-delà du record exceptionnel détenu par Jeanne Calment. Ce n’est pas totalement impossible mais ce n’est certainement pas pour demain.
Pour en savoir plus
Benjamin Bernard, 1982. – The span of life, Journal of the Institute of the Actuaries, vol. 109, p. 319-340.
Bourgeois-Pichat Jean, 1952. – Essai sur la mortalité biologique de l’homme, Population, vol. 7, n° 3, p. 381-394.
Dublin Louis, 1928. – Health and Wealth. New York, Harper.
Duchêne Josiane et Wunsch Guillaume, 1990. – Les tables de mortalité limite: quand la biologie vient au secours du démographe, in : Michel Loriaux, Dominique Remy et Éric Vilquin (dir), Population âgée et révolution grise. Chaire Quételet ’86, p.321-332. – Bruxelles, Éditions CIACO, xxxvii + 1120 p.
Oeppen Jim and Vaupel James W., 2002. – Broken limits to life expectancy, Science, vol. 296, n° 10 May 2002, p. 1029-1031.
Olshansky S. Jay, Carnes Bruce A. et Cassel Christine, 1990. – In search of Mathuselah : estimating the upper limits to human longevity, Science, vol. 250, p. 634-640.
Vallin Jacques et Meslé France, 2009. – The segmented trend line of highest life expectancies, Population and Development Review, vol. 35, n° 1, p. 159-187.