La doyenne de l’humanité, la française Jeanne Calment est décédée en 1997 à 122 ans et 5 mois. Bien que dûment vérifié et homologué par le groupe international de recherche sur les « super-centenaires » le cas continue d’étonner tant il reste exceptionnel, unique même. Mais, depuis, l’américaine Sarah Knauss a atteint 119 ans tandis que la canadienne Marie-Louise Meilleur et la Japonaise Misao Okawa ont fêté leurs 117es anniversaires. On relève aussi qu’à l’échelle mondiale, de 1990 à 2014, huit personnes ont atteint 116 ans (dont le Japonais Jiroeman Kimura, doyen de l’humanité) et vingt-cinq 115 ans. Les quatre premiers cas extrêmes cités ne sont donc pas des valeurs aberrantes, mais forment ce que les statisticiens appellent une « queue de distribution » tout à fait plausible. En revanche, ils ne prouvent pas que 122 ans soit la limite extrême de la vie humaine et ces cas extrêmes observés récemment ne prouvent pas davantage que la vie maximum a augmenté car ils peuvent n’être que la mise à jour d’une caractéristique permanente de l’espèce humaine.
Les estimations et les données du passé
Leonard Hayflick (1996) écrivait au début des années 1990 : « il n’y a aucune preuve que la durée de vie maximum humaine soit différente de ce qu’elle était il y a 100 000 ans. Elle est toujours d’environ 115 ans ». (Jeanne Calment allait pourtant de fêter son 120e anniversaire, en 1995.) Si la longévité humaine ne dépend que du patrimoine génétique, Léonard Hayflick a raison de penser qu’elle n’a guère pu évoluer en 100 000 ans, délai un peu court au regard des grands changements qui commandent à l’évolution des espèces. Il serait encore plus absurde d’attendre de l’évolution naturelle l’explication d’une augmentation toute récente. Mais peut-on avoir la certitude que celle-ci a réellement eu lieu ? Encore faudrait-il savoir s’il était autrefois impossible à un être humain d’atteindre les âges extrêmes observés aujourd’hui.
Paul Vincent (1951), après avoir calculé les risques de décès aux grands âges dans quatre pays européens (France, Suède, Pays-Bas, Suisse), s’est fondé sur la croissance exponentielle de la mortalité avec l’âge pour prolonger ses observations jusqu’à l’âge où le risque de mortalité atteint 1 pour estimer à un peu moins de 110 ans la limite de la vie humaine (personne ne pouvant survivre à une probabilité de décès de 1 !). Vingt ans plus tard, l’application de la même méthode à des données plus récentes (Depoid, 1973) aboutissait à une nouvelle limite, plus élevée, de 117 ans pour les hommes et 119 ans pour les femmes. Ce n’est cependant pas une preuve suffisante pour affirmer que la longévité humaine avait augmenté entre temps.
La difficulté majeure est qu’on manque cruellement de données fiables sur la survie aux grands âges. Sans parler des écrits bibliques attribuant des durées de vie extravagantes aux premiers patriarches (Adam, 930 ans, Henoch 965, Mathusalem, 969) la littérature abonde de cas plus modestes mais tout aussi faux de super-centenaires de 120, 130 ou 140 ans, qui auraient été observés ici ou là, dans des sortes de niches écologiques propices aux très longues vies (montagnes du Caucase, vallée andine de Vilcabamba). Tout cela ne tient qu’à l’exagération de l’âge des vieillards due à la valorisation sociale du grand âge, en l’absence d’état civil précis. Il est en réalité très improbable que, jusqu’à ces dernières décennies, quiconque ait pu vivre beaucoup plus de cent ans. Jusqu’au milieu du XXe siècle, il était même très rare que cet âge soit atteint (Vallin et Meslé, 2001).
On le voit clairement à la lecture de l’évolution séculaire de l’âge maximal au décès observé chaque année dans un pays comme la Suède, disposant de longue date d’un excellent enregistrement des naissances.
Au milieu du XIXe siècle, l’âge maximal au décès oscillait entre 100 et 105 ans pour les femmes et entre 97 et 102 pour les hommes. Depuis une vingtaine d’années il se situe entre 107 et 112 ans chez les femmes et entre 103 et 109 ans chez les hommes. Malgré les très fortes fluctuations inhérentes à la rareté des candidats à de tels records, la tendance est très nettement à la hausse. De plus, ce phénomène s’est récemment accéléré : la pente de la droite de régression pour les années 1970 à 1997 est nettement plus forte que celle ajustant la période 1851-1969. Et le seuil des 110 ans paraît n’avoir jamais été franchi avant les années 1980.
Entre vieillissement et longévité
Cela ne signifie pas nécessairement que la longévité humaine augmente. Le phénomène peut en effet résulter en partie d’un simple jeu statistique lié à l’évolution de l’effectif des personnes âgées, lui-même lié au progrès sanitaire. Non seulement, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’Europe a connu une période d’accroissement exceptionnel de sa population, ce qui en soi aurait suffi à permettre l’émergence d’un nombre croissant de personnes très âgées, mais cette croissance est allée de pair avec un vieillissement de la population qui a ouvert encore plus grand l’accès aux très grands âges. Alors que jadis à peine 5% de la population avait plus de 60 ans, cette proportion a dépassé aujourd’hui 20% et ne tardera pas à atteindre 30%. Ce seul fait accroît évidemment la probabilité pour certains de parvenir à des âges très élevés. Qui plus est, depuis la révolution cardiovasculaire des années 1970, la mortalité des personnes âgées a beaucoup baissé et de plus en plus de personnes approchent ou dépassent 100 ans.
Mais, plus la baisse de la mortalité porte sur des âges élevés, plus on est en droit de se demander si, au-delà de l’effet de nombre, il n’y a pas aussi un réel allongement de la durée maximale de la vie humaine. Or la baisse aux très grands âges est aujourd’hui avérée, même à 100 ans, phénomène entièrement nouveau puisque, jusqu’aux années 1970 ou 1980 l’espérance de vie à 80 ans n’avait encore jamais augmenté de façon significative. Mieux, alors que, jusqu’à présent, la baisse de la mortalité provoquait une concentration des âges au décès de plus en forte à un âge de plus en plus élevé, il semble qu’au Japon une déconcentration se soit amorcée malgré la poursuite de l’augmentation de l’âge modal (Cheung et Robine, 2007), donnant une certaine force à la présomption d’une avancée récente de la vie maximum.
De deux choses l’une, ou bien il existe une limite immuable et celle-ci se situe sans doute un peu au-dessus de 120 ans ou bien la limite a récemment évolué et cela ne peut résulter d’une évolution de la biologie de l’homme mais tient plutôt à la capacité de ce dernier à modifier son environnement et son comportement en faveur de l’allongement de la vie.
Pour en savoir plus
Cheung Siu Lan Karen et Robine Jean-Marie, 2007. – Increase in common longevity and the compression of mortality: The case of Japan, Population Studies, vol. 61, n° 1, p. 85-79.
Depoid Françoise, 1973. – La mortalité des grands vieillards, Population, vol. 29, n° 4-5, p. 755-792.
Hayflick, Leonard, 1996. – How and why we age. – New York, Ballantine Books.
Vallin Jacques et Meslé France, 2001. – Vivre au-delà de 100 ans, Population et Sociétés, n° 365, frévrier, p. 1-4.
Vincent Paul, 1951. – La mortalité des vieillards, Population, vol. 6, n° 2, p. 181-204.
Wilmoth John, Deegan Leo J., Lundström Hans and Horiuchi Shiro, 2000. – Increase of maximum life-span in Sweden, 1861-1999, Science n° 289, p. 2366-2368.