Faut-il une politique de population ?
Toutes les sociétés humaines se sont efforcées d’influer sur la taille ou la composition de la population. Des écrits de Platon sur la population que devait comporter la cité grecque idéale (Platon, IVe siècle avant J.-C.) aux recensements de la Rome impériale et jusqu’au fameux précepte du physiocrate Jean Bodin (1576) « il n’y a de richesses que d’hommes », les preuves de velléités politiques en ce sens sont irréfutables, mêmes si l’affirmation de politiques systématiques délibérées est plus récente. Mais souligner l’intérêt que nos ancêtres portaient aux questions démographiques et leur volonté d’y apporter des solutions ne suffit pas à répondre à la question « faut-il [aujourd’hui] une politique de population ?». Une politique consistant à assigner au corps social un objectif donné et à mettre en œuvre les actions susceptibles de le réaliser, la question a au moins deux aspects : les objectifs sont-ils justifiés ? Les mesures prises sont-elles à la fois acceptables et efficaces ? Occupons-nous pour l’instant de la première de ces deux questions.
Le mythe du nombre optimum
L’existence d’un optimum de peuplement sur un territoire donné a longtemps fait débat chez les économistes, aujourd’hui relayés par les écologistes. Imaginons de premiers arrivants sur un territoire où l’homme n’a encore jamais pris pied. Dans un premier temps, ils auront tout intérêt à croître en nombre. Plus la population augmente, mieux elle peut s’organiser, économiquement et socialement et les rendements croissent. Plus tard, cependant, le processus va s’inverser, les rendements décroîtront et les conditions de vie risqueront de se détériorer au point de réduire l’espérance de vie, à moins que ne soient prises d’autres dispositions permettant de parvenir à une croissance zéro (émigration, réduction de fécondité).
Mais ce schéma est éminemment contestable. À moins de remonter à l’époque où les premiers hommes ont essaimé à la surface du globe, l’arrivée d’hommes modernes sur un territoire vide n’est qu’une hypothèse d’école. Depuis des milliers d’années, la colonisation de nouveaux territoires par de nouveaux arrivants se fait aux dépends d’une population préexistante dont les techniques d’exploitation des ressources sont différentes et surtout les moyens de défense de leurs sociétés et de leurs cultures beaucoup plus faibles. Une politique populationniste au bénéfice quasi exclusif des nouveaux arrivants est alors beaucoup plus difficilement justifiable. C’est, certes, sur la base d’une telle politique qu’a été construite une des plus grandes démocraties du monde, les États-Unis, mais cela justifie-t-il le génocide des Indiens ?
Il est d’autres circonstances où le populationnisme a pu trouver meilleure justification. Après la Peste Noire et la Guerre de Cent Ans (1337-1453), par exemple, les rois de France ont encouragé le repeuplement de zones dévastées pour y restaurer l’agriculture en offrant aux immigrants certaines libertés et exemptions d’impôt.
Sur son versant malthusien l’objectif d’un nombre optimum, correspondant ici à un seuil de densité à ne pas franchir, n’est pour sa part en rien justifiable car il fait fi du progrès technique qui, jusqu’à présent, a constamment rendu caducs tous les seuils imaginés. On sait depuis longtemps que si les Néerlandais ont un bien meilleur niveau de vie avec 400 habitants au km2 que les Malgaches avec moins de 35, ce n’est nullement une question de ressources disponibles mais de techniques agricoles, industrielles et commerciales.
La croissance
Robert T. Malthus, en 1798, arguait que la production économique, en progression arithmétique, ne pouvait suffire à pourvoir aux besoins d’une population qui, elle, augmentait exponentiellement. L’idée a été reprise par les « néo-malthusiens » des années soixante et soixante-dix du 20ème siècle pour tenter de convaincre les pays du Tiers-Monde d’adopter au plus vite des politiques de limitation des naissances, afin de freiner leur croissance trop rapide. Pour combler leur retard économique sur les pays riches, les pays pauvres devaient investir massivement, tant dans les différents secteurs d’activité que dans la formation des jeunes appelés à devenir les producteurs de demain. Comment pouvaient-ils y parvenir alors que la croissance démographique était plus rapide que celle de la production ? C’est sur cette base que nombre de pays en développement ont mis en place des politiques plus ou moins draconiennes de limitation des naissances.
Paradoxalement, alors même que la querelle entre néo-malthusiens et anti-malthusiens est presque tombée dans l’oubli, l’idée de surpeuplement soit local, soit planétaire est redevenu le cheval de bataille de certains écologistes affirmant que les hommes seraient plus heureux sur la Terre à un milliard qu’à bientôt neuf ou dix. Cela suffirait-il à justifier une politique de dépopulation ? Loin s’en faut. Non seulement la décroissance du nombre pose au moins autant de problèmes que sa croissance, mais les moyens d’une telle politique sont problématiques : une hausse de la mortalité est évidemment inacceptable et l’émigration est exclue à l’échelle planétaire. Reste la baisse de la fécondité et son maintien à un niveau très inférieur au seuil de remplacement durant une longue période, ce qui entraînerait rapidement un taux de dépendance (rapport du nombre des jeunes et des vieux au nombre d’adultes d’âge actif) économiquement insoutenable. Les grands problèmes posés par les écologistes, notamment au niveau planétaire, tels que le réchauffement du climat, la raréfaction de ressources élémentaires comme l’eau et les énergies non renouvelables, sont de vraies questions qu’il serait urgent de traiter avec plus de volonté politique qu’on ne le fait aujourd’hui, mais la diminution de la population n’est certainement pas la solution. Celle-ci est davantage à trouver dans la gestion de conséquences des évolutions démographiques passées que dans le rêve du retour à un âge d’or démographique qui n’a jamais eu lieu.
La structure de la population
L’effectif d’une population n’est pas le seul enjeu de politique démographique. Sa composition importe tout autant. Limitons nous ici à trois aspects parmi tant d’autres : l’âge, le sexe et l’ethnicité.
Existe-t-il une structure par âge idéale qui pourrait être l’objectif raisonnable d’une politique de population ? D’un point de vue économique, la structure par âge idéale peut être celle qui maximise la proportion d’adultes d’âge actif, en commençant par exemple par minimiser la proportion des vieux dans les pays où elle est en pleine expansion, mais comment faire ? Réduire l’espérance de vie ? Qui oserait l’envisager ? Encourager la natalité pour réduire la proportion des vieux ? Cela augmenterait d’autant le rapport de dépendance. Inversement, dans les pays où la montée des vieux n’a pas encore eu lieu on peut obtenir une maximisation idéale de la proportion d’adultes d’âge actif par une brusque réduction de la fécondité. C’est ainsi que dans certains pays en développement s’est ouvert une fenêtre démographique d’opportunités économiques et sociales exceptionnelles. Mais il s’agit là de situations purement transitoires, profitables pour un court laps de temps et qui risquent de conduire à des lendemains qui ne chanteront pas. L’idéal se situe dès lors dans une structure par âge invariable, qui n’existe que dans une population dite « stable » (de composition par âge constante). Reste alors à savoir si l’on veut une population stable croissante ou décroissante, puisque, grosso modo, de l’une à l’autre il n’y a qu’un jeu de bascule entre jeunes et vieux qui laisse à peu près inchangée la proportion d’âge actifs. En fait tôt ou tard croissance et décroissance posent problème ; le seul objectif un tant soit peu rationnel à long terme est donc celui d’une population dite « stationnaire » (où composition par âge et effectif sont constants). Si toutefois il n’était pas pure utopie.
Qu’en est-il du sexe ? Jusqu’à très récemment, le rapport de masculinité à la naissance semblait immuable, à 105 garçons pour 100 filles, et, la surmortalité masculine aidant, un équilibre quasi parfait entre hommes et femmes s’établissait aux âges de la procréation, situation idéale pour des sociétés monogames. Ce n’est qu’aux âges plus élevés que l’on constatait un déficit d’hommes plus ou moins sensible. Seuls des événements exceptionnels (guerres, émigration massive) pouvaient gravement affecter cet équilibre et appeler des politiques démographiques. Il n’est pas rare qu’après une guerre meurtrière, des pays aient fait un appel exceptionnel à de la main-d’œuvre masculine étrangère comme ce fut le cas en France dans les années 1920, rétablissant en même temps un certain équilibre sur le marché matrimonial. Récemment, la question de l’équilibre entre les sexes a été bouleversée dans certains pays par l’accès à des techniques de diagnostic précoce du sexe d’un embryon conduisant à la pratique d’avortements sélectifs. Dans certains pays comme l’Inde, où le statut de la femme reste très défavorable, ou la Chine, où la politique de l’enfant unique a renforcé la préférence pour les garçons, le rapport de masculinité à la naissance est monté en flèche, ouvrant toute grande la porte à de nouveaux objectifs de politique démographique. Faut-il tenter d’enrayer le phénomène en combattant le symptôme (par exemple en interdisant l’accès au diagnostic pour empêcher des avortements sélectifs) ou s’efforcer d’en traiter la cause en accélérant l’amélioration du statut des femmes ? Le débat est ouvert.
Les cas de politiques démographiques conduites au bénéfice d’un groupe ethnique ou au détriment d’un autre ne sont pas rares. L’avatar le plus extrême en est le génocide (massacre des Arméniens par l’Empire turc, extermination des Juifs par l’Allemagne Nazie, déportations staliniennes, génocide Rwandais, liquidation des Musulmans de Bosnie par les Serbes, etc.). Non seulement la méthode employée est un crime intolérable, mais le principe même qui sous-tend ce type de politique démographique, la « purification ethnique », est injustifiable. Faut-il pour autant rejeter toute politique démographique ayant des visées ethniques ? L’exemple chinois montre à quel point la démarche peut être ambiguë. D’un côté la politique de l’enfant unique a été adoucie pour les minorités ethniques, reconnaissant ainsi à ces dernières un droit à renforcer leur très faible poids démographique, mais de l’autre, le Tibet, le Sin Kiang, la Mongolie, etc. ont fait l’objet d’une politique d’implantation de populations Han visant à marginaliser et mieux assujettir leurs populations autochtones. Sans aucune ambiguïté, Israël a adopté une politique d’implantation coloniale visant explicitement à asphyxier l’économie palestinienne et à rendre impossible à terme la restitution de territoires occupés illégalement. De telles politiques, quoique plus subtiles que le génocide, n’en sont guère moins inacceptables.
Ainsi, les objectifs d’une politique démographique peuvent être très nombreux et les voies empruntées extrêmement diverses. Certains objectifs sont peu souhaitables, voire dangereux, et certaines méthodes sont inacceptables ou même criminelles. Mais, même si l’on ne retient que des objectifs et des méthodes compatibles avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme, leur utilité réelle dépend d’une autre question : sont-elles efficaces ?